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Le cru et le cuit
Le cru et le cuit
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21 janvier 2007

Proust gourmand. Hommage à Françoise 2

Je n’ai pas osé faire trop long l’autre jour. Voici donc la suite du passage que Proust consacre à la cuisinière des parents de Swann, Françoise. Il est encore plus long que le précédent, mais tout aussi savoureux et remarquablement observé :

« Mais enfin, lui demanda ma mère, comment expliquez-vous que personne ne fasse la gelée aussi bien que vous (quand vous le voulez)? – Je ne sais pas d’où ce que ça devient », répondit Françoise (qui n’établissait pas une démarcation bien nette entre le verbe venir, au moins pris dans certaines acceptions et le verbe devenir). Elle disait vrai du reste, en partie, et n’était pas beaucoup plus capable – ou désireuse – de dévoiler le mystère qui faisait la supériorité de ses gelées ou de ses crèmes, qu’une grande élégante pour ses toilettes, ou une grande cantatrice pour son chant. Leurs explications ne nous disent pas grand-chose ; il en était de même des recettes de notre cuisinière. « Ils font cuire trop à la va-vite, répondit-elle en parlant des grands restaurateurs, et puis pas tout ensemble. Il faut que le bœuf, il devienne comme une éponge, alors il boit tout le jus jusqu’au fond. Pourtant il y avait un de ces Cafés où il me semble qu’on savait bien un peu faire la cuisine. Je ne dis pas que c’était tout à fait ma gelée, mais c’était fait bien doucement et les soufflés, ils avaient bien de la crème. – Est-ce Henry ? » demanda mon père qui nous avait rejoints et appréciait beaucoup le restaurant de la place Gaillon où il avait à dates fixes des repas de corps. « Oh non ! dit Françoise avec une douceur qui cachait un profond dédain, je parlais d’un petit restaurant. Chez cet Henry, c’est très bon bien sûr, mais c’est pas un restaurant, c’est plutôt… un bouillon ! – Weber ? – Ah ! non, monsieur, je voulais dire un bon restaurant. Weber, c’est dans la rue Royale, ce n’est pas un restaurant, c’est une brasserie. Je ne sais pas si ce qu’ils vous donnent est servi. Je crois qu’ils n’ont même pas de nappe. Ils posent cela comme cela sur la table, va comme je te pousse. – Cirro ? » Françoise sourit : « Oh ! là je crois qu’en fait de cuisine, il y a surtout des dames du monde. (Monde signifiait pour Françoise demi-monde.) Dame, il faut ça pour la jeunesse. » Nous nous apercevions qu’avec son air de simplicité, Françoise était pour les cuisiniers célèbres une plus terrible « camarade » que ne peut l’être l’actrice la plus envieuse et la plus infatuée. Nous sentîmes pourtant qu’elle avait un sentiment juste de son art et les respect des traditions, car elle ajouta : « Non, je veux dire un restaurant où c’est qu’il y avait l’air d’avoir une bien bonne petite cuisine bourgeoise. C’est une maison encore assez conséquente. Ça travaillait beaucoup. Ah ! on en ramassait des sous là-dedans (Françoise économe comptait par sous, non par louis comme les décavés). Madame connaît bien là-bas à droite, sur les grands boulevards, un peu en arrière… » Le restaurant dont elle parlait avec cette équité mêlée d’orgueil et de bonhomie, c’était… le Café Anglais. »

Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, 1919.

Pour ma part, j’ignore tout du Café Anglais, mais j’aime la façon dont Proust décrit la la difficulté éprouvée par Françoise pour mettre en mots tous les petits gestes qu’elle sait être indispensables pour que sa recette soit réussie. Elle n’a certes pas la verve pédagogique de Mercotte pour expliquer comment réussir les macarons mais la même exigence têtue concernant les procédures à suivre. Et la comparaison avec l’art de la grande élégante –qui sait choisir sans phrases ce qui lui va et faire les bonnes associations de couleurs, de matières…, ou de la cantatrice qui sait comme personne mettre en valeur un morceau ! Je jubile de l’entendre désarçonner ses maîtres en détrônant ce qu’ils pensent être des valeurs sûres de la restauration, jusqu’à la chute inattendue. J’aime enfin que Proust, même avec une ironie et une distance qui affleurent, sache reconnaître à sa cuisinière des savoirs et des mérites auxquels lui et ses parents n’ont pas accès.

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Commentaires
G
Francoise parle en plus une langue savoureuse.
C
Un autre regard sur la cuisine... qui change un peu des recettes!
A
Merci pour la suite, un moment de bonheur avant de se jeter dans une nouvelle semaine!
M
J'adore ton "parallèle" entre Françoise et Mercotte!
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